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Bingo Palace ! Une enquête de la police judiciaire.

Bingo Palace ! Une enquête de la police judiciaire.

 Un lampadaire jauni par le temps éclaire à peine la façade de ce bistrot flanqué au coin de la rue où se mêlent le bruit des trains qui passent sur le pont, et les moteurs de voitures qui attendent que le feu passe au vert. À travers la brume légère qui marque l’arrivée de l’hiver, un néon blanc éclaire brutalement le nom donné à cet établissement d’apparence lugubre : Bingo Palace.

Un nom qui n’a rien d’engageant mais que les chasseurs américains exclamaient à chaque fois qu’ils abattaient un avion ennemi : « Bingo », hurlaient-ils alors dans le micro de leur casque pour transmettre leur joie aux autres pilotes de l’escadrille. Devenu populaire dans les bistrots de la ville, cette expression a aussi inspiré les passionnés de Flippers programmés pour faire gagner le joueur de temps à autre et surtout l’encourager à rajouter quelques pièces de monnaie pour une énième partie. Ces jeux dits de hasard, appartiennent généralement aux gens du milieu qui ont mis la main sur ce commerce juteux. Jackpots, flipper, billard électroniques, font partie de cette panoplie de machines à sous qui dépouillent allègrement ceux qui rêvent de toucher le pactole et dont le patron du bistrot se réservera une partie de la recette.
 Au travers de la baie vitrée du bistrot, on distingue quelques individus accrochés à ces Flippers pour tenter de faire dévier la trajectoire d'une bille d’acier du plateau de jeu. D’autres clients accoudés au bar, se partagent les nuages de fumée bourrés de nicotine, pendant que le patron s’affère à rincer ses verres dans l’eau usée qui stagne dans l’évier. Une serveuse qui s’applique à offrir quelques sourires à ses clients de table, vient accueillir Samir, l’épicier du coin qui doit livrer ses cageots de légumes. Il s’est installé au bar pour boire un thé menthe offert par le patron. Le Bingo Palace est un client fidèle à qui Samir fournit régulièrement une marchandise de qualité car sa famille cultive un petit champ aménagé illégalement dans un terrain vague du quartier.
À une vingtaine de mètres à peine, quelques prostituées arpentent le trottoir d’en face en offrant un sourire prometteur à l’un et l’autre automobiliste bloqué au feu rouge dans l’espoir qu’il y en aura bien un qui se décidera à venir contempler de plus près ces jolies donzelles venues des pays de l’Est. Car elles ne manquent pas de charme ces Roumaines, Biélorusses, Ukrainiennes ou Albanaises qui montrent leurs jolies jambes en laissant apparaitre un sous-vêtement de couleur en tissu moiré. Elles sont à peine majeures, du moins, c’est ce qu’elles ont déclaré sur leur permis de séjour car l'Europe occidentale est investie par des réseaux criminels de trafic de femmes, kidnappées, abusées, victimes d'un marché du sexe. Les autorités laissent faire, pour autant que les prostituées recensées légalement ne les considèrent pas comme une concurrence déloyale.

 Alain, qui fait partie de la brigade judiciaire depuis quelques années déjà, venait de fêter ses trente-cinq ans. Un de ses informateurs lui avait fait savoir que le Bingo Palace cachait quelques activités suspectes et qu’il était régulièrement fréquenté par de petits truands connus pour des faits de trafic de shit ou de cannabis. Un trafic léger parait-il, qui n’avait pas éveillé l’intérêt des agents de la brigade qui tournaient régulièrement en voiture dans le quartier. Pourtant, l’indic d’Alain avait laissé entendre que le nouveau propriétaire de ce troquet semblait avoir la main mise sur les jeunes donzelles qui arpentaient les trottoirs d’en face, sans jamais être inquiétées par l’un ou l’autre contrôle policier. Les échanges occasionnels de quelques barrettes de shit que pratiquaient les petits voyous du coin en ne s’attardant jamais trop longtemps pour passer un coup de serpillère sur le pare-brise des voitures, n’avaient rien de vraiment suspect non plus. « Quoi que, fit remarquer Alain, ces nettoyeurs de pare-brise semblent tous appartenir à la communauté albanaise. Ils portent souvent, et quelque soit le temps, une espèce de couvre-chef traditionnel qui ressemble au Qeleshe des montagnards albanais ». Il est vrai que cette communauté s’est largement développée dans les différents quartiers de la ville et qu’elle semble en contrôler la plupart des commerces de lingerie, de tissus, et autres vestes à capuches revêtues de l’aigle de paix qui orne le drapeau du pays. D’ailleurs, le patron qui s’est offert un radiocassette dernier cris, se plait à faire entendre les mêmes musiques de couleur locale, traditionnelles et folkloriques, comme un rappel vibrant de ses origines qui évoquent les ballades héroïques des partisans Arbëresches réfugiés en Italie au Kosovo et en Macédoine.

« Et pourquoi ne pas organiser quelques petites surveillances discrètes de ce prétendu repère de vendeurs de shit ou de cannabis », se demandait Alain. En sa qualité d’officier de police judiciaire et de l’excellente réputation qu’il entretien auprès de ses supérieurs, il ne devrait pas trouver d’objection à faire installer un poste d’observation à proximité du bistrot. Une petite camionnette ferait l’affaire, équipée de deux minuscules caméras planquées dans l’habitacle. L’une filmera les clients qui entrent et sortent du bistrot, l’autre sera dirigée vers la vitrine du café pour observer ceux qui y sont installés.
 Et c’est ainsi que huit jours plus tard, le poste d’observation suggéré par Alain fut installé dans une camionnette empruntée à la police locale. Pour compléter cette surveillance qui se voulait assidue, les policiers demandèrent au juge d’instruction chargé du dossier, de leur délivrer une ordonnance d’écoute par TAB (Table d'écoute). Durant quatre jours, ils intercepteront une série de conversations téléphoniques qui d’après les préfixes qui apparaissaient sur l’écran de téléphone, devaient provenir d’Espagne, d’Albanie et de Bulgarie. Si les traducteurs de la brigade judiciaire en avaient déduis que les interlocuteurs conversaient principalement en albanais, certaines phrases étaient malgré tout exprimées en Français:

- il va en apporter cinq ou six. Il faudra être vigilant car ce sont des durs.
- Je peux vous en fournir pour plus ou moins cent mille bâtons

 Ces quelques phrases enregistrées sur la table d’écoute ne permettaient pas de préciser la nature de la transaction ou de la marchandise, et encore moins la devise qui serait utilisée. « Bâtons » peu aussi bien désigner des euros que des Lek, l’unité monétaire albanaise. Pour autant, s’il s’agissait d’euros, les montants cités paraissaient élevés. Les policiers tentèrent alors d’assimiler les sommes aux chiffres qui avaient été prononcés : deux cent mille bâtons divisés par cinq, serait égal à plus ou moins quarante mille bâtons, ou euros. Un tel montant pourrait facilement correspondre au prix demandé pour un important achat de coke ou d’héro, pensaient-ils. Au quel cas, cette conversation téléphonique confirmerait bien les renseignements fournis par l’informateur qui affirmait que les truands du Bingo Palace étaient impliqués dans un trafic de stupéfiants.

Quelques jours plus tard, les policiers interceptèrent d’autres conversations téléphoniques au cours desquelles une phrase semblait préciser clairement l’objet du délit et ses intentions :

- le patron a déjà deux prostituées.

« Bizarre, se dirent les policiers. En général, les proxénètes ne se mêlent pas aux trafics de stupéfiants ».
Les hommes de la brigade judiciaire commencèrent alors à se poser des questions sur la vraie nature du trafic. Ils se demandèrent s’ils étaient sur la bonne piste, et si leur informateur n’avait pas exagéré les faits ou s’il avait été lui même, mal informé.

Quelques heures plus tard, une autre conversation téléphonique donnée en Albanais cette fois, commença à intriguer les enquêteurs toujours engoncés dans ce fichu sous marin dépourvu d’aération :

-     Où es-tu ? demanda l’un des interlocuteurs albanais.
-     Anvers
-     Tu m’en ramène deux.
-     J’en ai déjà parlé à X.

Cette fois, plus de doute, pensèrent les policiers.  Ces conversations devaient avoir un rapport avec une commande de stupéfiant. Le «tu m’en ramène deux» pouvait très certainement vouloir dire «deux kilos».
Lorsque le traducteur Albanais intervint dans la réflexion des policiers : « en Albanais, dit-il, « deux », est du genre féminin, « Kilo », est masculin ! ».
Cette particularité de la grammaire albanaise allait permettre aux policiers d’imaginer qu’il devait certainement s’agir, non pas d’un quelconque trafic de stupéfiants, mais sans doute d’un trafic d’êtres humains destinés à la prostitution. La suite de la conversation téléphonique allait le confirmer :

- J’en ai deux pour travailler, peut-on parler lourd ?, demandait l’un des              interlocuteurs au téléphone.
- D’accord, répondit l’autre, mais il me faut des papiers portugais.

Cette fois, plus de doute. Il ne s’agissait pas d’un trafic de stups. Un nouveau dossier pour trafic d’être humains allait être ouvert auprès du magistrat instructeur !

 En prenant contact avec d’autres policiers de la section mœurs de la Brigade Spéciale de Recherche (BSR), Alain et ses collègues devaient aussi apprendre qu’il existait une réelle mouvance albanaise de la prostitution qui avait déjà fait l’objet de la création d’une cellule spéciale de trafic d'être humains. Diverses réunions furent aussitôt organisées. Le Bingo Palace et ses clients allaient être surveillés de façon permanente. La prudence sera de rigueur ; ces truands Albanais sont connus pour être très méfiants et ils peuvent se montrer particulièrement agressifs. Ils ont aussi leur propre code d’honneur, et essayer de faire parler l’un leurs complices ou l’une de leurs connaissances, est pour ainsi dire, chose vaine.

 Étant  donné les difficultés que les policiers éprouvèrent pour s’informer avec précision des activités de ce trafic qui semblait être en cours, ils proposèrent au juge d’instruction d’adopter un moyen d’observation peu commun : désigner une taupe ; un « infiltrant ». Un pseudo truand jouerait donc le jeu des malfrats pour s’introduire dans le milieu. Certains policiers avaient déjà eu l’occasion de jouer à ce jeu dangereux qui ne pourra bénéficier d’aucun soutien s’il devait être repéré ou dévoilé. Le pseudo à qui cette aura été proposée, devra aussi se soumettre à de nombreuses restrictions pour ne pas déroger à la loi. Car bien que son rôle soit de se mettre dans la peau d’un truand, il devra rester policier avant tout. La loi est stricte. Pas question de participer à une quelconque activité qui pourrait faire de lui le complice d’une activité douteuse.

 Le juge d’instruction fini par acquiescer à la proposition et c’est un inspecteur de la 23èmebrigade de la Police Judiciaire du parquet qui fut désigné pour pénétrer ce milieu Albanais du Bingo Palace. Son pseudo sera connu seulement de ses deux supérieurs directs et du magistrat instructeur. « Jack » sera son nom de code. Cette infiltration sera d’abord accordée pour une période de trois mois. Elle sera ensuite renouvelable pour une période supplémentaire qui sera déterminée en fonction des besoins de l’enquête.

 Jack devra se soumettre à des règles strictes. Personne, à part le juge d’instruction et les deux policiers de confiance directement concernés par cette affaire, ne pourront être mis au courant de ses activités et du rôle qu’il devra tenir. On lui donnera un faux nom et de nouvelles pièces d’identité. Des contacts s’organiseront de façon régulière uniquement par téléphone avec les autres policiers qui seront désignés. Aucun contact physique ne sera permis, à l’exception de ceux qui auront lieu dans le cabinet du juge d’instruction et à qui Jack fera régulièrement un rapport de la situation. Rien ne devra laisser supposer parmi les inspecteurs de la Brigade Judiciaire ou ceux de la BSR, qu’une taupe a été désignée pour infiltrer un quelconque réseau de prostitution et encore moins de trafic d’être humains. Aucun policier de la brigade à laquelle Jack appartient, n’a d’ailleurs été informé de ses activités. Le pseudo qui lui a été donné n’est connu de personne et n’a jamais été prononcé.

 Pour ce policier téméraire, la vie va changer. Avec son diplôme universitaire en poche et ses quelques années d’expérience de policier, il va devoir adopter un nouveau look, prendre des allures de baroudeur ou de petit truand dont il connait les manières puisqu’il a eu l’occasion d’en pourchasser quelques uns lors de certaines interpellations pour des délits de petite délinquance. Son premier objectif sera donc de rencontrer l’un ou l’autre de ces malfrats et d’en faire, dans la mesure du possible, une relation  cordiale, sans plus. Jack se révèlera finalement être un personnage quelque peu intrigant qui jouera parfaitement son rôle de discret truand.

 À cette heure, le quartier semble désert. Avec ces lampadaires qui l’éclairent à peine et la pluie fine qui s’ajoute à la fraicheur de l’hiver, l’atmosphère que dégage cette rue peu fréquentée parait même lugubre. À travers la vitrine du bistrot, on distingue quelques clients affalés sur des tables ; les uns tenant une cuillère dans la main sans doute pour avaler la soupe de haricots blancs généralement préparée par le patron, les autres pour se laisser imbiber des effluves de Raki, cette boisson nationale d’Albanie qui se boit en apéritif ou en digestif dès le matin. À une table voisine, un couple d’amoureux semble oublier leur âge et se bécotent goulûment, alors qu’une femme avec des bas en résille s’accroche au bar pour échanger l’une ou l’autre boutade avec des individus du même genre.  Le décor est planté pour Jack qui va devoir se faire de nouvelles relations dans ce lieu glauque. Il s’installe à une table et d’un geste de la main, salue le patron qui intime une serveuse de lui présenter la carte des menus. Il n’y a qu’un seul plat du jour ce soir en plus de la soupe aux haricots : des tranches d’agneau au yaourt et des frites.
Les habitués du bistrot ont fait semblant d’ignorer ce nouveau venu qu’ils continuent d’observer du coin de l’œil alors qu’à la table d’à côté, le patron distribue un jeu de cartes décorées du drapeau albanais.

- Tu joues au Rami ? lui demande soudain le patron.
- Très peu, je ne connais pas les règles.
- Tu y viendras, lui répond le target.

 Jack prendra l’habitude de revenir une fois par semaine au Bingo Palace. Les habitués finiront par le saluer d’un simple geste de la tête. La serveuse a retenu qu’il n’était pas très friand de ce yaourt parfumé à l’ail et à l’origan qui compose pratiquement tous les plats traditionnels, et même les gâteaux. Il aura quand même appris à dire salut, bonne nuit, au revoir et à bientôt, en albanais ; ce qui ne manquera jamais de ravir ses hôtes devenus de respectueux copains. Alors, petit à petit, Jack augmente le rythme de ses visites. C’est tous les deux jours maintenant, qu’il vient prendre son petit verre de whisky dans ce repaire de truands. Il ne le prend même plus à sa table. Il le prend au bar, accoudé devant le target avec qui il échange quelques mots sans intérêts, en attendant que la confiance s’installe. Jack est le bienvenu. C’est un bon client qui ne lésine pas sur le nombre de consommations qu’il se permet d’offrir de temps à autres. Il rit de bon cœur des blagues qu’on vient lui raconter ou des gros mots que le patron lance parfois à sa maîtresse en lui tapant sur les fesses. Jack joue son rôle à merveille. Il apparaît comme étant un personnage discret qui ne parle jamais de lui, un peu taciturne parfois. Si le Target semble éprouver quelque sympathie pour cet homme aimable et réservé, il aimerait pourtant en savoir plus sur ce client particulier. Il se penche alors vers Jack avec un large sourire :

- Dis-moi, Jack, tu fais quoi comme boulot ?
- Je ne te demande pas ce que tu fais-toi, alors ne me pose pas de question, répond   Jack  en avalant une rasade whisky. Tu le vois bien, pour l’instant, je bois ton           whisky. Je n’aime pas qu’on me pose des questions sur mon travail. Mais laisse-       moi quand même  t’offrir un verre.

Le Target ne s’attendait pas à une réponse aussi autoritaire ; il a été surpris par le ton cassant et hautain de Jack. Alors ce soir-là, Jack est devenu son invité.

 Les jours suivants se passeront dans la bonne humeur. Jack s’est parfaitement intégré à l’atmosphère du bistrot. Il est estimé et le Target semble vouer un certain respect pour cet homme d’une discrétion absolue qui doit être un truand d’envergure :

- Tu travailles avec des femmes, ose lui demander le Target qui éprouve le besoin de tester Jack et de satisfaire sa curiosité ?

Jack ne répond pas. Il fixe le Target droit dans les yeux avec un léger sourire au coin des lèvres.

- Je m’en doutais, répond le Target. J’ai l’œil, tu sais, je t’observais. Je reconnais vite les gens. Tu fais partie des nôtres, j’en étais sûr.

Jack venait de gagner le premier round. Son rôle d’infiltrant, de pseudo, avait fonctionné. Il allait devoir jouer le jeu jusqu’au bout, en étant encore plus prudent.

- Tu les paye certainement trop cher, ces femmes que tu fais travailler, ajoute              soudain le Target.
- Et qu’est ce qui te fait dire ça, lui répondit Jack ?

- Celles qui viennent de Tchéquie coûtent environ 30.000 €, chacune. Comment        les obtiens-tu ?
- Celles-là ? Elles sont recrutées par des petites annonces publiées dans des           journaux qui proposent des jobs divers : casting, mannequin, etc. Tu connais la        musique.

- Bien sur. Mais moi, je connais un moyen de t’en fournir pour beaucoup moins          cher, propose soudain le Target.
- À combien ?
- 22.000 !
- Intéressant. Très intéressant, répond Jack en fronçant les sourcils.

 Profitant de ce moment de détente et d’échange de confidence, Jack se met à raconter l’histoire qu’il avait préparée. Il se dit Israélien. Il dit gérer un florissant business à Anvers où il exploite quelques femmes de nationalités diverses qu’il pense aussi faire travailler dans d’autres pays…

Admiratif, le target continuait d’avaler les mensonges de Jack avec une facilité déconcertante. Cet homme taciturne mais autoritaire  qui avait finalement accepté de se confier à lui, était un gage d’amitié. Jack faisait désormais partie du milieu que le Target prônait, avec pour seule loi, celle des truands Albanais.

- Et si on s’associait, lui propose-t-il tout à coup ?
- Je vais y réfléchir, répond Jack en se servant un autre verre de whisky.

 Chez le magistrat, Jack raconte le succès de son infiltration dans le milieu et la confiance qu’il est parvenu à établir avec le Target. Il l’informe de la proposition que lui a offerte le patron du bistrot mais s’en inquiète quelque peu car cette proposition l’obligerait à s’impliquer dans l’enlèvement des filles proposées par le Target. En sa qualité de policier infiltrant, son rôle est avant tout de s’informer des activités du suspect mais en aucun cas il ne lui est permis de participer à une quelconque activité illégale. La loi et les règlements de police sont très précis à cet égard. D’autant plus que cette participation pourrait être considérée comme une provocation. Provoquer un délit pour le réprimander par la suite, est aussi interdit par la loi. Pour éviter que Jack soit impliqué dans ce trafic d’êtres humains et que l’on qualifie son attitude de provocation et de complicité d’enlèvement, il faudrait avoir la confirmation que des filles ont déjà été enlevées. Par contre, si le Target accepte qu’on lui donne un acompte de 10.000 € pour une fille, le fait d’accepter cet acompte, constituera une preuve suffisante pour l’arrêter. L’idée n’était pas mauvaise. Seul problème, Jack avait dit au Target qu’il allait quitter la Belgique pour retourner en Israël.

 De retour au Bingo Palace, Jack reprend ses habitudes. Sa place est réservée au bar et son whisky lui est aussitôt servi. Les conversations vont bon train entre son nouvel ami et les habitués qui picolent aux tables.

- Alors, tu as réfléchis, lui demande le Target ?
- Oui, mais il y a un problème. Je t’avais dit que je devais quitter la Belgique pour
  quelque temps, de quoi me mettre au vert, tu comprends…Il faut que j’en profite      pour développer mes affaires en Israël.
- Et bien je t’enverrai des filles là-bas !
- C’est très faisable. Pour entretenir nos contacts, je vais te présenter un de mes          lieutenants. Tu peux lui faire confiance comme à moi. C’est par son intermédiaire    que tu me contacteras.
- Et bien tu me le présenteras à l’occasion de la fête que je donne pour mon        
  anniversaire, conclu le Target, enchanté de ce nouveau partenariat.

 Jack, qui ne s’attendait pas du tout à cette invitation, commença à réfléchir à une échappatoire. Car les choses se compliquent. Il n’a toujours pas de nouvelles des filles dont le Target lui avait parlé et il a promis que son lieutenant servirait de contact pendant qu’il traiterait ses affaires en Israël. Il va falloir que le magistrat instructeur donne son accord pour qu’une deuxième taupe soit désignée et accepte de jouer le jeu. Quant à la fête d’anniversaire à laquelle Jack est invité, il faudra trouver une excuse valable pour ne pas y assister. Le Target avait assuré qu’elle serait de bon goût. À son goût, évidemment, car il avait prévu d’y faire venir quelques prostituées et d’agrémenter la petite réunion intime de quelques lignes de coke, avec une partouze à la clé. Une fête qui risquerait aussi de se terminer par quelques séances du style sado-maso, auxquelles Jack n’a pas du tout envie d’assister. D’ailleurs, il ne le pourrait pas. Il ne peut déroger aux principes auxquels il est soumis en tant que policier. Quand bien même cette partie de « jambes en l’air » s’avérait utile, voire, indispensable pour conforter la situation dans laquelle il se trouve.

 En attendant, ses collègues de la judiciaire qui continuaient à surveiller les communications téléphoniques qui entraient et sortaient du lieu dit, avaient identifié un individu qui fréquentait régulièrement le Bingo Palace et qui y connaissait pratiquement tout le monde. Jack a estimé utile d’en savoir un peu plus sur ce personnage et même de le rencontrer car les policiers avaient appris que l’individu en question avait quelques rancœurs à assouvir à l’égard de certains malfrats albanais. Évidemment, il n’était pas question de proposer à Jack d’établir le moindre contact avec lui pour l’instant, c’était trop risqué. Pas question non plus que les policiers l’interpellent, même s’ils avaient le choix du prétexte à invoquer. Pour être mis en contact avec cet homme, il fallait trouver une tierce personne, de préférence un Albanais parlant parfaitement la langue du pays qui l’encouragerait à prendre contact avec la Brigade Judiciaire sous le prétexte, par exemple, de l’aider à résoudre certains de ses problèmes personnels. L’intermédiaire choisi par les policiers posséderait toutes les qualités requises pour ce travail de confiance. Il serait respecté du milieu à qui il rendrait de fréquents services dus à sa profession et en toute légalité, mais il réprouverait sévèrement les actions illégales de certains de ses compatriotes. Autant d’exigences que cette nouvelle taupe finit par accepter en acquiesçant  volontiers aux propositions des policiers et en promettant qu’un premier contact serait établi prochainement.

Et quelques jours plus tard, en effet, les policiers recevaient un coup de téléphone étrange: un homme qui voulait garder l’anonymat, désirait parler à un inspecteur chargé d’un dossier très particulier…

- Passez-le-moi, dit Alain qui donne aussitôt rendez-vous à l’inconnu.

 Ce premier contact devra rester strictement anonyme. Alain ne prononcera jamais son nom. Il ne demandera jamais celui de son interlocuteur aux policiers bien que ces derniers disposaient déjà de toutes les informations nécessaires sur cet homme repéré sur écoute qui fréquentait le Bingo Palace. Ils savaient où il habitait sans y être inscrit, quelle femme il avait fréquenté, avec qui il vivait, quels étaient ses liens avec certaines personnes. Toutes ces informations allaient permettre aux policiers de tester l’individu et de voir s’il allait dire la vérité, car les policiers cherchaient à en faire un informateur.

Jack et l’inconnu se sont mis à parler de choses et d’autres, et au cours de l’entretien, l’inconnu avoua être au courant de ce qui se passait dans le milieu albanais car il est portier d’une boite de nuit très fréquentée par d’importants truands.

Pour éviter que l’homme soupçonne Alain d’être chargé d’un dossier de trafic d’êtres humains, il lui dit appartenir à la section Stups de sa brigade, en ajoutant que si son interlocuteur avait quelque chose d’intéressant à lui dire à ce sujet, il pourrait très certainement intervenir en sa faveur

- Parfait, répondit l’inconnu. C’est justement à ce sujet-là que je voulais vous                rencontrer et aussi au sujet d’une affaire de faux papiers.

Et l’homme se mit à raconter son histoire : il est albanais du Kossovo, une province du sud de la Serbie. Il est réfugié politique et il a donc sa raison d’être en Belgique. Sa femme est toujours là-bas et il voudrait la faire venir. Il est vétérinaire de formation mais n’a jamais pu exercer dans notre pays pour des raisons d’équivalence de diplôme et parce que son statut de réfugié politique qui est à l’étude, ne lui permet pas encore de travailler. Il a fuit son pays comme tant d’autres, à cause de la guerre, pour trouver refuge en Belgique et faire venir son épouse à qui il envoie de l’argent en attendant de pouvoir régler sa situation.

- On peut t’aider, intervient Alain. On peut faire des rapports favorables pour que      tu puisses obtenir des papiers, toi et ta femme. Et si tu collabores avec nous, tu        seras rétribué. Tu pourrais percevoir entre cent et mille euros, suivant les infos        obtenues. En dessous de cinq cents euros, le montant de ces sommes sera estimé    à l’appréciation du gestionnaire du dossier.

Le vétérinaire semble soulagé. Il est satisfait de cet entretien et se dit prêt à répondre aux demandes de son contact policier, dont il ne connaît toujours pas le nom.

-  Pour vous prouver ma bonne foi, dit-il, je peux déjà vous parler d’une affaire         qui va certainement vous intéresser.
-  D’accord, répondit Alain, mais avant cela, tu dois savoir que si tu collabores avec     nos services, il y a des règles à respecter. Tu devras être nos yeux, nos oreilles.         Tu devras nous rapporter tout ce que tu entends autour de toi. Tu devras aussi         nous parler des tes amis et des gens que tu fréquentes pour nous informer de ce       qu’ils font. Tu ne pourras jamais participer, de quelque manière que ce soit,             directement ou indirectement, au  moindre délit. Tu ne pourras jamais                       accompagner quiconque lors d’un transport douteux. Ça, c’est le deal. Car si tu         es pris dans une quelconque affaire douteuse, jamais on n’interviendra pour             t’aider. Tu ne bénéficieras d’aucune protection de notre part, jamais. C’est bien       clair ? J’espère que tu me comprends bien et que tu réalises les obligations que         tu devras respecter.

Le vétérinaire acquiesce. Pour lui, ce qui compte, c’est de faire venir sa femme près de lui et pouvoir s’installer ici, dans notre pays. Il est prêt à tout.

 Au Bingo Palace, Jack attend son coéquipier, son lieutenant, qui doit venir le rejoindre incessamment pour le présenter au Target.

- Tu manges avec nous, ce soir, dit le Target à Jack en l’invitant à s’asseoir à la            table et en faisant un signe à Nadia, sa nouvelle maîtresse qui se prostitue de            temps en temps pour les clients de passage.
- Je lui ai offert une toute nouvelle BMW, lance Nadia à Jack alors qu’ils                        s’installent à la table. Mais il me manque encore de quoi payer le solde.
- C’est un beau cadeau, répond Jack.
- Oui, ça tu peux le dire. Mais, ajoute-t-elle, en fixant le Target du regard, s’il me        laisse tomber, je lui colle une grenade dans sa bagnole !
- Une grenade, on en trouve facilement, pour quelques centaines d’euros, lance         Jack avec une pointe d’humour.
- C’est bien vrai, confirme le Target et je le sais, ajoute-t-il, fièrement.

Jack avait subtilement engagé la conversation sur les armes. Il voulait savoir si le Target en possédait. Le piège avait fonctionné à merveille car la manière dont le Target affirmait connaître le prix d’une grenade, confirmait déjà qu’il pouvait être au courant des prix du marché. Jack en profita pour faire savoir que lui aussi connaissait bien les armes :

-Tu veux dire des grenades Check, des MK2 avec un temps de quatre secondes,           c’est ça ?
-Tu a l’air de t’y connaître, toi.
-Ben, oui, assez bien, confirme Jack.
-Et bien je vais te montrer quelque chose, répondit le Target. Tu vas peut-être             pouvoir m’aider.

Et le Target invite alors Jack à le suivre dans ses appartements privés. Derrière des bacs de bières, il dégage un revolver Norinco 9 mm, caché dans un emballage de papier.

- J’ai un problème avec cette arme, dit-il. Lorsque je tire la glissière vers l’arrière,      et que les pièces mobiles reviennent vers l’avant, je ne parviens pas à rentrer les      balles dans le canon.
- C’est normal, dit Jack, tu n’as pas les munitions appropriées et le ressort est peut-    être usé. Tu as des amis qui pourraient t’aider à le réparer ?
- Non, répond le Target, mais toi qui a l’air de t’y connaître, tu pourrais peut-être le    faire ?
- D’accord dit Jack qui met l’arme dans sa poche. Je te tiendrai au courant.

 Jack rapporte alors cette histoire au magistrat et aux policiers présents à la réunion en montrant l’arme que les policiers analysent d’un simple coup d’œil.

- Cette affaire d’arme est devenue embarrassante, dit le magistrat. Que va-t-on en      faire ? D’un point de vue déontologique, on ne peut pas la réparer. Si elle devait      un jour servir à tuer quelqu’un, nous pourrions être considérés comme complice.    La justice ne peut pas se permettre de réparer l’arme d’un malfrat qui risque de        l’utiliser !

Pour le magistrat et les policiers, il n’était donc pas question de rendre cette arme. Il faudra trouver une excuse valable pour éviter de mettre Jack en difficulté et qu’il perde la confiance du Target. Plusieurs solutions sont alors envisagées : la première serait de mettre l’arme sur un banc d’épreuve et de limer le percuteur pour qu’il ne frappe plus l’amorce de la balle. Cette arme ainsi modifiée serait dès lors, démilitarisée. Reste les cartouches qui ont accompagné l’arme et qu’il faut aussi rendre au Target. Elles pourraient servir à tuer quelqu’un !

Finalement, le magistrat et les policiers envisagent un autre moyen de ne pas restituer l’arme tout en protégeant Jack, et un véritable scénario est mis au point pour qu’elle disparaisse. C’est dans ce scénario que le lieutenant de Jack jouera le rôle principal. Un dossier sera constitué pour expliquer en détail le plan qui sera établi et les mises en scènes qui seront préparées et réalisées.

 De retour au Bingo Palace, Jack explique que son lieutenant n’a pu venir et s’en excuse en inventant l’une ou l’autre histoire d’empêchement de dernière minute.

- Tu as des nouvelles pour mon flingue, susurre le Target ?
- Oui, oui, répond Jack. Ne t’en fait pas. Tu l’auras avant que je ne parte pour
  l’Israël. Mon lieutenant va arriver d’un moment à l’autre. Je vais enfin pouvoir te    le présenter.

A l’arrivée de Frank, le pseudo lieutenant, le Target l’invite aussitôt à prendre place au bar et lui offre un verre. La conversation s’engage sur un ton amical. Jack insiste sur la confiance qu’il accorde à son ami et encourage le Target à transmettre toute information utile par son intermédiaire uniquement, pendant qu’il sera en Israël.

- C’est lui qui se chargera de rapporter ton arme, précise encore Jack.
- Pas de problème, répond le Target. Et pour fêter ton départ, j’offre le champagne.

La soirée se termine entre les éclats de rire et les blagues salées habituelles arrosées de vin, de champagne et de quelques whiskies. Jack et son lieutenant, Frank, rentrent chez eux. Au Bingo Palace, le Target fait ses comptes et ferme son établissement aux petites heures du matin.

Le lendemain soir, Jack revient au bistrot. Il a rendez-vous avec Frank qui doit rapporter l’arme réparée. Et soudain, son GSM se met à sonner :

Allô, répond Jack qui prend tout à coup un air désespéré en ponctuant ses
phrases par les noms de Dieu et merdes d’usage quand on lui annonce une mauvaise nouvelle.
- Des problèmes, demande le Target à voir l’air dépité de son ami qui s’est                    brusquement assis sur un tabouret du bar ?
- Tu parles, répond Jack. C’était Frank. Il s’est fait coincer par les flics lors d’un          contrôle de routine, hier soir, quand nous nous sommes séparés pour rentrer            chez nous.
- Merde, confirme le Target. Mais il est libre, non ?
- Oui, mais il y a plus embêtant que ça, dit Jack. Avant de rentrer chez lui, il avait        été récupérer ton arme chez celui qui l’avait réparée.
- Bordel de merde, réplique alors le Target que cette histoire commence à                    inquiéter.
- T’inquiète pas, tente de rassurer Jack. Il n’a rien dit. Il ne parlera pas. Les flics          l’on relâché avec un PV dans le cul pour détention d’arme prohibée. Il est libre,        mais on ne le reverra pas de si tôt dans les parages. Vaut mieux être prudent. Je      vais te rembourser le prix de ton arme.
- Laisse tomber, répond le Target. J’en ai rien à faire de ce flingue. Je ne pense pas    que j’aurai osé l’utiliser un jour. Tu ne me dois rien. Allez, prenons un verre pour    fêter ton départ.

 Et c’est comme cela que se termine cette histoire authentique qui, finalement, n’a pas eu de suite très significative.
Le scénario qui avait été monté de toute pièce pour ne pas devoir rendre l’arme, se terminait bien pour tout le monde, Jack et Frank étaient libérés de leur tâche de pseudo ou d’infiltrant. Ils réintégrèrent leurs services respectifs pour se mettre en chasse d’autres truands, moins vantards que ce Target-ci et qui devaient eux, réaliser leur trafic lamentable.

Mais cela, c’est une autre histoire.